Apparu dans les années 1960, l’open-space s’est imposé dans les entreprises du monde entier. Souvent accusé d’être source de nuisances sonores et de stress, les espaces de travail ouverts offrent pourtant de nombreux avantages, favorisant les déplacements, la luminosité et la collaboration. Aujourd’hui l’open-space subi et imposé laisse place à des multi-spaces imaginés par et pour les collaborateurs. Une philosophie qui renoue avec les intentions premières de ses créateurs…
Les origines
Aujourd’hui en France les bureaux individuels sont minoritaires dans les entreprises. Ils ne concerneraient que 34 % des salariés d’après l’étude réalisée en 2015 pour l’Observatoire de la qualité de vie au bureau (Actineo). L’histoire du bureau ouvert et collectif trouve ses origines au début du XXe siècle. La prolifération des cloisons et des espaces fermés est perçue par certains architectes à l’instar de Frank Lloyd Wright comme une tendance « fasciste et totalitaire ». À l’inverse, les espaces et la flexibilité des plans ouverts permettraient de libérer les salariés de leurs bureaux étriqués.
Après la Seconde Guerre mondiale, la forte croissance économique et le développement progressif du secteur tertiaire s’accompagne d’une nouvelle vision du bureau. L’idée d’un espace de travail ouvert émerge dans les années 1950 en Allemagne où deux consultants, les frères Eberhard et Wolfang Schnelle, imaginent le « bureau paysager », un espace sans cloison au mobilier discret et agrémenté de plantes vertes pour favoriser la communication au sein de l’entreprise. En 1964, l’entreprise américaine Herman Miller commercialise les Action Office Series 1, premiers bureaux modulables composés de panneaux et d’espaces de travail à hauteur variable capables de s’adapter aux diverses activités des salariés en fluidifiant les déplacements et les interactions. Mais il faut attendre 1968 pour que leur designer Robert Probst imagine le cubicle, ce bureau à cloisons amovibles d’environ 1m50 de haut qui permet de s’isoler tout en offrant, une fois debout, une vue d’ensemble sur les autres bureaux.
Du culte de l’open-space à sa remise en cause
Rapidement, l’open-space séduit par sa capacité à augmenter à faible coût la superficie de l’espace de travail et s’impose dans les entreprises de services, les compagnies d’assurances, les banques et les cabinets d’architecture. Dans les années 1980, les entreprises lui vouent un véritable culte et entassent parfois les salariés dans d’immenses plateaux décloisonnés. Sa configuration moderne et souple accompagne le nouveau discours managérial centré sur la transparence et la communication des collaborateurs. Mais les sociologues du travail et les salariés critiquent progressivement ces vastes bureaux uniformes et standardisés produisant de nombreux effets délétères. Dans son ouvrage publié en 2008 L’Open-space m’a tué, Alexandre des Isnards passe au crible les méfaits de l’open-space imposé comme une règle dans l’entreprise : nuisances sonores, stress, troubles de la concentration et sentiment de contrôle permanent des collaborateurs. En 2014 sur la scène du Théâtre du Rond Point à Paris, la pièce Open Space de Mathilda May caricaturait avec humour les effets possibles de ces lieux de travail sur les comportements. Dans cette pièce muette, les salariés ne s’expriment plus que par des onomatopées comme si la peur d’être jugés par leurs collègues les avait réduits au silence. Comble d’une configuration censée favoriser la communication, l’open-space, régulièrement décrié par les français, est accusé de réduire les performances et la productivité et serait à éviter à tout prix. On est pourtant bien loin de la vision première de son inventeur Robert Probst qui souhaitait libérer les mouvements des employés et améliorer le quotidien au travail. Dans son ouvrage Cubed, le journaliste américain Nikil Saval raconte comment Robert Probst lui-même a critiqué l’imposition maladive de ces espaces impersonnels. Toutefois si ces espaces sont imaginés et designés avec les collaborateurs qui y travaillent, l’open-space pourrait bien renouer avec sa philosophie d’origine et engendrer de nombreux effets positifs.
Favoriser le mouvement et les espaces multiples
« On a atteint les limites de la rentabilité comptable au mètre carré. Aujourd’hui l’économie d’espace n’est plus une donnée dans l’aménagement de ces lieux de travail ». Dans son ouvrage à paraître le 31 mars Comment (se) sauver (de) l’open space ? (éditions Parenthèses) l’architecte et psychologue du travail Elisabeth Pélegrin-Genel démystifie les discours autour de l’open-space. « C’est une configuration qui touche tout le monde dans l’entreprise d’aujourd’hui. Les cadres et les managers sont au départ réticents mais dans plusieurs grandes entreprises françaises ayant fait ce choix, j’ai observé qu’après une période d’adaptation, ils sont plutôt satisfaits d’être en contact direct avec leurs équipes et cela facilite la communication. »
C’est aussi que la nouvelle génération d’open-spaces désormais appelés multi-spaces n’est plus imposée, mais est généralement conçue et pensée en concertation pour répondre au mieux aux besoins des équipes. « Ces nouveaux open-spaces se composent à la fois de bureaux ouverts et bien éclairés et d’espaces plus « intimes » où les collaborateurs peuvent s’isoler pour travailler au calme, que ce soient des canapés, des fauteuils en forme de cocons ou dans de véritables cabanes comme chez Google. Les salariés ont gagné une grande mobilité, ces configurations offrent la possibilité de changer d’ambiance et d’espace de travail », précise Elisabeth Pélegrin-Genel. Et de poursuivre « Si Herman Miller était novateur avec son mobilier amovible, on considère désormais qu’il est plus facile de faire bouger les gens que les espaces. » Les multi-spaces favorisent donc les déplacements et permettent à chacun de choisir son ambiance de travail en fonction des tâches à effectuer. Au sein des entreprises créatives, l’aménagement des bureaux est plus que jamais un faire-valoir pour attirer et retenir les collaborateurs les plus talentueux. Les locaux colorés, conviviaux et ludiques de Google ou du siège social de Deezer en France confirment cette tendance qui fait fantasmer bien d’autres entreprises. Le Crédit Agricole a récemment ouvert à Montrouge son éco-campus baptisé Evergreen qui accueille plus de 5500 collaborateurs. À l’entrée de chaque multi-space, des salles de convivialité ont été conçues et décorées par les collaborateurs. Entouré de verdure, le restaurant central est ouvert toute la journée et permet aussi d’accueillir des sessions de travail ou des réunions.
S’inspirer du desksharing et du coworking
À partir de nombreux entretiens et d’observations de terrain, Elisabeth Pélegrin-Genel imagine les évolutions possibles de ces multi-spaces. « Les entreprises ont beaucoup d’espaces sous-utilisés comme les cafétérias, les salles de réunions, les halls… Elles doivent mener une réflexion globale sur leur patrimoine. » Selon elle, la recherche d’une plus grande mobilité et le développement du télétravail risquent par finir de transformer radicalement nos bureaux ouverts. « Une des critiques souvent faite à l’open-space est que les postes soient fixes, que les collaborateurs travaillent tout le temps en face de la même personne. La mise en place des bureaux non attribués est une des solutions possibles accompagnant aussi le développement du télétravail, mais cela ne doit pas être imposé » explique-t-elle. Si le desk-sharing est loin d’être à la mode en France, il permettrait également à l’entreprise de mieux absorber des fluctuations d’effectifs. D’après Elisabeth Pélegrin-Genel, les entreprises pourraient louer ponctuellement à leurs collaborateurs des espaces de coworking à l’extérieur de l’entreprise. « Les lieux de coworking les inspirent beaucoup. À Paris, Orange a créé la Villa Bonne Nouvelle, un espace de coworking pour ses collaborateurs qui est aussi ouvert aux indépendants » explique l’architecte. Si dans un coworking les relations hiérarchiques sont inexistantes, ces nouveaux espaces de travail inspirent bien les grandes entreprises. Ainsi, les multi-spaces de demain cohabiteront avec une diversité d’espaces de travail disponibles et adaptés aux besoins de l’entreprise et des collaborateurs. « Il y a 10 ans certains proclamaient la mort du bureau, mais je ne pense pas que ce soit vrai. Si on se déplace c’est pour retrouver du matériel qu’on n’a pas ailleurs, des collègues ou une certaine ambiance de travail… Mais c’est une réflexion qu’il faut élargir aux transformations de la ville et à tous les lieux qui peuvent et pourraient être utilisés pour travailler » conclut Elisabeth Pélegrin-Genel.
Un article signé Usbek & Rica