Designer et chercheur à la MIT School of Architecture et au MIT Lab for Innovation Science & Policy, Matthew Claudel a signé un article dans la Harvard Business Review, Si le travail est digital, pourquoi continuons-nous d’aller au bureau ?
Il étudie actuellement les déplacements au sein du campus du MIT et analyse comment l’environnement influence la créativité et la collaboration entre les individus. Selon lui, à l’heure du télétravail et du remote-work, où il est techniquement possible de travailler de n’importe où, rien ne peut remplacer les effets positifs de l’espace de travail partagé et ses interactions créatives et stimulantes.
A quel point les interactions sociales sont-elles importantes au bureau ?
Qu’il s’agisse de l’innovation technologique, des stratégies de communication ou de la logistique, les transformations s’accélèrent. En même temps, les systèmes deviennent de plus en plus complexes. Les meilleures solutions ne peuvent pas venir de créateurs solitaires mais d’équipes dynamiques aux compétences et aux trajectoires complémentaires. Aujourd’hui, la majorité des entrepreneurs innovants demandent à leurs employés d’être plus créatifs… car de là naissent les opportunités pour développer des idées. Cela parait trivial mais les environnements de travail influencent énormément la dynamique de collaboration et l’activité. Certains espaces favorisent la réflexion à haute voix, les conversations, ou les connexions impromptues. D’autres sont parfaits pour se concentrer et augmenter la productivité. Pour les prochaines générations d’entreprises, le design d’espaces de travail prendra en compte cet équilibre entre différentes typologies possibles.
De nombreuses industries s’intéressent aujourd’hui aux liens entre interactions, créativité et espaces de travail. Convene propose des espaces de travail as a service, d’autres redéfinissent les modèles spatiaux et organisationnels comme WL Gore and Associates où la configuration des bureaux est un véritable outil de management. Certaines entreprises à l’instar de Beco produisent des données sur l’utilisation des espaces à l’aide de logiciels qui analysent les déplacements et permettent de les optimiser et les reconfigurer. Même les entreprises d’ameublement s’intéressent à ces questions ! Herman Miller, bien connue pour ses chaises de bureau et son célèbre Action Office, continue d’innover en termes de design. Situés sur Park Avenue, leurs nouveaux locaux à New York, qui font aussi office de showroom, en sont un exemple frappant. Mais il ne faut pas oublier la recherche académique en la matière, avec les travaux du designer Tom Allen – un véritable pionnier – ou encore Fiona Murray ou Michael Porter.
Qu’est ce qui échappe aux entreprises avec le « remote work » ?
Les télécommunications sont devenues très performantes. C’est aujourd’hui aussi simple d’échanger avec son collègue à l’autre bout du monde qu’avec celui du bureau d’à côté. Dans plusieurs étapes d’un projet, les télécommunications peuvent être bien plus efficaces que le travail en face-à-face. Mais le travail en « remote » ne pourra jamais reproduire trois choses :
Premièrement, la sérendipité. Croiser ses collègues et partager une conversation spontanée devant la machine à café, jeter un œil sur l’écran d’un collègue et trouver la solution à un problème sur lequel vous bloquiez, entendre par hasard une conversation à propos d’une de vos passions personnelles et découvrir de nouvelles affinités avec d’autres collaborateurs.
Deuxièmement, on observe le partage de connaissances et de pratiques entre les collaborateurs. La proximité permet une dissémination rapide des idées au sein de la communauté.
Enfin, il y a une certaine excitation dans le fait de travailler physiquement ensemble. Lorsque que vous avez une idée ou un projet qui vous passionne, appelez-vous quelqu’un par Skype pour en discuter ? Non, vous quittez votre bureau pour en discuter de vive-voix et imaginer comme le réaliser !
L’une des questions importantes est « Comment générer des idées ? ». Je pense qu’il est essentiel de laisser aux collaborateurs du temps et de l’espace pour leurs propres projets individuels et créatifs. Le sentiment d’empowerment est le facteur le plus décisif pour l’innovation. Ce qui est mis en pratique avec la politique du « 20% time » chez Google ou le « Ship it Days » chez Atlassian. Les employés sont encouragés à consacrer une partie de leur temps de travail à leurs passions personnelles, créer des prototypes, échanger avec leurs pairs, une pratique qui, chez Google, a permis de créer des produits importants comme Google News, Gmail et des éléments de AdSense. C’est en train de devenir une pratique répandue – et cela réinvente l’aménagement des espaces. Les makerspaces, les hubs d’idées peuvent être intégrés aux espaces de bureaux. Cela est important car il s’agit de zones dédiées où les individus viennent avec une approche ouverte, expérimentale, audacieuse et créative. Chacun est invité à penser différemment et à prendre des risques avec de nouvelles idées.
Dans votre article publié dans la Harvard Business Review, contrairement à l’idée souvent véhiculée d’un « effacement des distances », vous évoquez plutôt « la naissance d’une nouvelle proximité » sur les lieux de travail. A quoi ressemble-t-elle ?
Nous avons besoin de lieux physiques pour se rencontrer et créer. Le développement des espaces de coworking, des lieux partagés de création en est un bon exemple. Il faut aussi élargir la réflexion à une autre échelle. Les villes dont nous héritons ont été construites pour des automobiles : routes, centres-villes, banlieues… Nos parents étaient obsédés par la voiture. Mais aujourd’hui le travail est en train de changer. Les plus beaux bureaux sont au cœur des villes, regardez par exemple la migration de la Silicon Valley dont les entreprises se relocalisent dans le centre de San Francisco. Ce même phénomène s’observe ailleurs dans le monde. Nous améliorons et transformons les villes avec de nouvelles perspectives et de nouveaux enjeux. Elles sont désordonnées, chaotiques… ce sont de magnifiques systèmes complexes. Autant de terrains fertiles pour les idées innovantes qui peuvent améliorer la qualité de vie, résoudre les défis environnementaux, et les questions sociales et citoyennes. Bienvenue dans l’urbanisme de l’ère digitale !
De quelle manière les données numériques et les nouvelles technologies peuvent-elles aider les designers de nouveaux espaces de travail ?
Nous passons la majeure partie de notre temps dans des bâtiments. Mais l’architecture reste aujourd’hui inerte et muette. La généralisation des smartphones a connecté toute une population et élaboré un réseau générant un nombre incroyable de données. Réunir l’espace digital et l’espace physique peut enfin révéler la valeur encore peu considérée de l’environnement qui nous entoure et dans lequel nous évoluons, de la main-d’œuvre à la logistique et au design. Les données ne permettront pas uniquement d’imaginer de nouveaux espaces, mais aussi de les programmer : une architecture qui demain sera dynamique, répondant à ses occupants et interagissant avec eux en temps réel.
Mais je pense que les bureaux de demain ne seront pas ouvertement technologiques, du moins pas de manière flagrante. Par exemple une des choses qui me frustre en ce moment c’est le système de réservation de salles de travail que j’utilise au quotidien : un écran tactile devant chaque porte, connecté à un système informatique un peu bancal. Je ne veux pas critiquer ce système, c’est le meilleur qui puisse exister aujourd’hui, mais nous sommes dans une phase transitoire. La technologie est encore basée sur l’écran. Très bientôt, toutes ces interactions digitales seront reléguées dans les murs, permettant des échanges plus humains, fluides et naturels. Par exemple si vous vous trouvez en pleine conversation passionnée avec un collègue, la salle de conférence d’à côté sera automatiquement réservée pour éviter d’être dérangés en plein brainstorm !
Un article signé Usbek & Rica, avec le concours de Matthew Claudel
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